TRETEAUX DE COSSONAY, RETROSPECTIVE.
Soudain j’ai aperçu, là, dans le creux d’une vague mourante, une bouteille à la mer. Je l’ai ramassée, délicatement, je l’ai ouverte avec curiosité et j’ai découvert à l’intérieur quelques petits bouts de phrases, de souvenirs égarés, légèrement tachés, un peu ternis, normal, depuis le temps … Mais son contenu était intact : les mots, les anecdotes, les espaces implicites entre les lignes, les émotions d’une ponctuation suggestive... Réminiscence, flash-back d’une trentaine d’années, déjà. Oui déjà.
Le Cadran Solaire de 1986 avait été magnifique. Gil Pidoux, metteur en scène, nous avait non seulement impressionnés par son talent et son enthousiasme, mais avait également su enflammer notre imagination, par ses encouragements à nos occultes et obsédantes envies de poursuivre cette odyssée… Nous n’osions pas.
Mais nous en crevions d’envie.
Merci Gil d’avoir transformé cette envie en réalité. D’avoir été notre cicérone, d’avoir fait de cette époque, une si belle aventure ! Tel un architecte avisé, tu as assemblé quelques morceaux de bois pour en faire une embarcation, prête à prendre le large.
Donc, en 1987, la troupe des Tréteaux du Parvis de Cossonay se constitue, fièrement, fébrilement aussi, avec statuts, comité, présidence, secrétariat et tout et tout. Bon d’accord, il y a 30 ans. Le traité de Maastricht n’est pas encore signé, on n’a pas encore vu la couleur de l’euro, Clinton et DSK passent pour des enfants de chœur et Federer n’a que 6 ans … mais : la barque encore toute neuve est mise à l’eau. Les Tréteaux du Parvis préparent leur premier spectacle : La Savetière Prodigieuse de Federico Garcia Lorca !
Sous la direction de Gil, avec le renfort du comédien Pierre Crettol, la troupe travaille d’arrache-pied. Tant d’inconnues pour les amateurs que nous sommes, sur scène comme dans l’organisation. Il faut comprendre, suivre les directives du metteur en scène, apprendre le jeu, la voix, la respiration, le corps, mais aussi trouver des soutiens financiers, des sponsors, des aides, beaucoup d’aides, obtenir des autorisations, des droits de jouer, écrire des articles, informer les médias… tout ce que nous ne connaissons pas ; tout ce que nous apprenons, dans une excitation et une agitation de débutants, mais aussi parfois d’incertitude et d’angoisse !
Cependant, ma mémoire ne retient que le bonheur d’une belle et chaleureuse aventure… Le bateau prend le large, allégrement !
L’année suivante, Gil Pidoux nous fait comprendre qu’un changement de commandant s’impose; il a lui-même d’autres obligations, toute une flottille à diriger. C’est l’occasion pour notre compagnon de route, Bernard Formica, de nous transmettre son savoir, ses compétences, acquises aux Trois P’tits Tours. Il prend la barre, révèle ses multiples talents à notre plus grande joie ! Il laisse tout d’abord à Jean-Marc Gallou l’occasion de mettre en scène un conte moyenâgeux Les Maris Fondus et Refondus, mais en fin de cette même année 1988, il nous emmène au temple de Cossonay, avec Le Noël sur la Place d’Henri Ghéon.
En 1989, il vise plus haut : Il Campiello (la Petite Place) de Carlo Goldoni. Chaque comédien, en plus du spectacle, participe à la confection de costumes, de masques, à la recherche d’accessoires, à la fabrication de décors, avec l’aide généreuse d’amis ou membres de sa famille. Le comité, sous la direction de Lyse Gostely, accomplit un intense travail d’organisation. Pas facile de remplir la très belle salle de théâtre du Pré-aux-Moines de Cossonay avec ses 380 places … La pièce est très bien accueillie par le public ; une représentation est également donnée aux écoles.
En 1990, Bernard passe les commandes à Jean-Luc Borgeat pour Drôle de Cadeau de Jean Bouchaud. Ce spectacle sera joué aussi à Pully au Théâtre de la Voirie. L’embarcation se fait voilier pour accoster vers d’autres ports.
1991, notre timonier B.F. met en scène Des Pommes pour Eve de Gabriel Arout, pièce inspirée de nouvelles de Tchékhov. Elle sera reprise en 1992.
Et puis, une envie de refaire un grand spectacle.
Gil revient, en 1993 avec la proposition du picaresque roman Don Quichotte de Cervantès, dans une adaptation d’Yves Jamiaque. Impressionnant, magnifique, mais on a des frissons … Un immense travail attend la troupe. Pierre Crettol, l’inoubliable, est à nouveau parmi nous et campe un majestueux Don Quichotte. Beaucoup d’amis, de connaissances, de comédiens, rejoignent les Tréteaux pour que cette fête anime et illumine le bourg de Cossonay. Et la fête est très belle !
A la fin de cette même année, Gil met encore en scène L’Ane et le Bœuf de Supervielle, joué au Temple.
Le repos est de courte durée, en 1994, Bernard Formica, attiré par les embruns, assoiffé de grand large, reprend la direction et propose deux pièces qui seront jouées au Théâtre du Pré-aux-Moines : Un Voleur n’arrive jamais seul de Dario Fo et Les Circonstances atténuantes d’Eugène Labiche. Autre registre, autre travail ! Tout l’équipage est sur le pont !
En 1997, Olivier Duperrex navigue avec nous et anime quatre petites pièces : Raison d’Amour, d’E. Westphal, Les Coups de Théâtre de M. Mithois, L’Ecole des Veuves de J. Cocteau, et Le Défunt de R. Obaldia. C’est le vieux local de gym qui se voit transformé, décoré et aménagé en cabaret-théâtre. Anticonformiste, insolite … La troupe refuse l’immobilisme ; elle inaugure, essaie, ose. A la plus grande satisfaction de son public.
L’année suivante, le côté cabaret est adopté et reconduit par Bernard qui nous déniche « un suspense pour rire », d’auteurs français, Frédéric Valmain et Jean Dejoux ; Illégitime Défense ou Lotus et Discrétion.
1999 est une année de préparation pour présenter un nouveau Goldoni en 2000 : Les Femmes Jalouses. Chacun se remet au travail sous l’œil avisé du maître ; décors, costumes et groupe musical minutieusement élaborés, rigueur de travail, comme d’hab !
2001, Voisin, Voisine, de Chodorov-Lanoux, est plus intimiste : tout se passe sur le palier !
2002 … 15 ans après. Si on hissait la grand-voile pour l’occasion ? La troupe toujours enthousiaste, perdure, vent en poupe. C’est aussi un autre anniversaire important : les 150 ans de la Chorale de Cossonay. Il faut marquer ce double événement. Il faut une création.
La plume de Simone Collet avec La Fée de l’Etang, doublée de la composition musicale de René Falquet pour la Chorale de Cossonay comblent nos vœux. Bernard Formica (mise en scène) et René Martinet (directeur de la chorale), donnent à notre région et à son étang des couleurs de rêve et de fantastique.
Si on changeait de cap ? Un nouveau barreur, Albert Nicolet, nous ouvre, l’espace d’une saison, un horizon quelque peu différent. En 2003, il nous fait entrer dans le monde de Vaclav Havel, (président de l’ex-République Tchèque, dramaturge et essayiste de renom) en mettant en scène La Grande Roue (écrite en 1972), raillerie sur le totalitarisme, mensonges et trahisons …
2004. Le ciel est bleu. Pas question de partir à la dérive. Antoinette Trueb, qui avait repris la présidence depuis quelques années, souhaite alors passer les commandes. C’est bien sûr Bernard Formica qui lui succède, endossant le double rôle de président et de metteur en scène !
Toujours prêt à mettre le cap en « terra incognita » il nous emmène cette fois-ci en Irlande, avec Danser à Lughnasa de Brian Friel. Histoire de cinq sœurs, en 1936, dans le Comté de Donegal. Sylviane Thilo use de toutes ses compétences et de sa bonne humeur pour inculquer quelques pas de danses irlandaises aux comédiens !
2005. On a envie de rire. Le Noir te va si bien, de Jean Marsan est une comédie policière qui amuse autant les acteurs que les spectateurs. Grand succès pour cette pièce qui sera jouée encore à Mex, Cugy, Saint-Maurice, Moléson et Epalinges, puis au festival de Chisaz à Crissier.
2007, l’année du 20ème se profile à l’horizon. Pour permettre un travail de préparation chargé, deux troupes amies sont invitées en 2006 : La Théâtrale de La Chaux-de-Fonds avec Un petit Jeu sans Conséquence de Jean Dell et Gérard Sibleyras et Les Perd-Vers d’Attalens avec Un Vrai Bonheur de Didier Caron. Pur délice que ces échanges sympathiques entre troupes. A refaire !
2007. L’année du Vingtième. Comment se porte le navire et son équipage ? Bernard Formica, le grand loup de mer, est infatigable. Souffle-t-il fort le vent de noroît ou de suet ? Qu’importe ! Hardi les gars, hissons le grand foc, crie le cap’taine ! Faut dire qu’il en a bourlingué c’t homme-là !
Au programme, deux pièces de Viala, Séance (déjà présentée en avril au Café de la Place) et Vacances, en septembre dans le foyer du Pré-aux-Moines. Agréables et sympathiques spectacles-apéritifs ou spectacles-repas. La journée anniversaire, du 15 décembre débute par un café-croissant offert à la population, suivi de la pièce de Barricco : Novecento, interprétée par Jean-Pierre Walther ; l’après-midi est consacré à moult animations : jeux, danses et spectacles burlesques.
Mais c’est autre chose qu’il faut travailler au cabestan. Molière est sur le pont. En effet, Le Bourgeois Gentilhomme n’est pas une petite affaire. Il faut oser. C’est une gageure pour la troupe. La mise en scène de Bernard est drôle, truculente, admirable ; l’Ecole de Musique sous la direction de Thérèse Biéri et les danses conduites par Sylviane Thilo, s’associent totalement au succès de spectacle. La pièce est jouée du 7 au 16 décembre 2007. C’est l’aboutissement d’un travail de persévérance et d’enthousiasme. La réussite est telle, qu’en 2008, au Festival de la Chisaz, à Crissier (concours de la FFSTA), les Tréteaux du Parvis obtiennent le Premier Prix du Jury et le Prix du Public ! Belle récompense non ?
Et puis… Quelques-uns d’entre nous, bourlingueurs au long cours, quittent le navire, pour d’autres mers. Mais de nouveaux mousses débutants ou marins avertis, tous passionnés, ne manquent pas d’embarquer : nouveauté, rajeunissement modernisme, fraîcheur !
2008 voit la reprise de Séance (Biennale à Vulpera Gr), mais aussi une nouvelle pièce, accompagnée au piano par Hélène Zambelli, Finie la Comédie de Lorraine Lévy.
En 2009, à bâbord c’est une nouvelle reprise de Vacances au festival Friscènes (Fr). A tribord, Aristophane se voit mis au goût du jour avec Lysistrata dans une mise en scène de Philippe Jeanloz. Beaucoup de poésie, de la provocation et de l’impudeur, les acteurs nouveaux osent ! On ne peut pas jouer une telle anthologie sans y mettre une légère dose de libertinage !
La mise en scène est primée par la ville d’Annecy, en 2010, dans le cadre du 3ème Festival des Echoliers de la ville. Mais pas question de se reposer sur ses lauriers : Bernard enchaîne avec Les Belles Sœurs, comédie de Michel Tremblay. Joyeusement interprétée, la pièce est reprise avec succès en 2011 à Bussigny, Prilly et Epalinges.
Quand le navire vogue si bien, on le charge encore un peu … et c’est la 10ème Biennale Suisse du Théâtre d’Amateurs qui va occuper les Tréteaux, entre les 15 et 17 juin 2012 ; on imagine les difficultés d’une telle organisation qui consiste à recevoir des troupes de toute la Suisse, présentant de courts spectacles dans leur propre langue. Le temps ensoleillé, l’ambiance conviviale, les troupes réjouies, le désopilant duo de clowns, Véronique Calpini et Jacky Gremaud à la prestation particulièrement remarquable, ont agréablement contribué au succès de la fête !
Cependant une idée de saltimbanque couve depuis … depuis longtemps dans le cœur de Bernard. Une comédie d’Olivier Francfort, Quitte ou Double lui permet de réaliser son rêve. Une roulotte est construite, le spectacle itinérant tant attendu peut commencer. En juillet, les baladins vont de village en village offrir leur spectacle de plein-air. Malheureusement, le temps est aux frimas et à la pluie. Les spectateurs sont peu nombreux … mais l’expérience reste inoubliable pour les comédiens !
Un tout autre sujet sensible et combien récurrent interpelle et touche metteur en scène et comédiens : l’inégalité, les ONG, la spéculation de certaines multinationales, le mépris des droits de l’homme. Sous la plume d’un autre auteur suisse, Michel Tagliabue, la troupe présente Tropiques en 2013, qui permet au spectateur de prendre conscience des injustices de ce monde…
En octobre 2014, merveilleuse opportunité et grande expédition : la troupe a l’occasion de rejouer à trois reprises Tropiques au … Burkina Faso ! Le plaisir du partage, les comédiens burkinabés qui s’intègrent avec aisance dans la pièce, des spectateurs nombreux et enthousiastes sont un enrichissement inoubliable de part et d’autre. Décidément, le navire a le vent en poupe et les mers lointaines n’ont bientôt plus de secret pour un équipage aussi motivé !
Pour le passage de l’année 2015 à 2016, c’est avec Je veux voir Mioussov de Valentin Kataïev (1897-1986) que les Tréteaux renouvellent une formule appréciée, le repas-spectacle du 31. La pièce sera jouée du 30 décembre au 3 janvier 2016. Kataïev, talentueux écrivain soviétique qui pratique l’ironie et la caricature, illustre avec fantaisie le régime de l’Union soviétique de l’époque.
C’est ainsi que la frêle embarcation de 1987 s’est métamorphosée en un vaisseau solide. Bâbord ou jardin, tribord ou cour… tout s’est naturellement entremêlés. Avec cette ouverture d’esprit perpétuellement à la recherche de nouvelles aventures, l’équipage, sous la conduite de Christophe Nicolas avec L’amour des trois Oranges, de Carlo Gozzi, va larguer les amarres pour accoster bientôt au large du Pré-aux-Moines, et fêter dignement ses 30 ans.
Dans la cale, la cuvée 2017 mûrit et s’affine !
Mille sabords, l’ancre est levée, parez à mouiller !
Mar’mott